LE CINÉMA SANS CAMÉRA
Par Michel Gasqui
Et l’on inventa le Cinématographe utilisant de la
pellicule cinématographique : bande souple en nitrate de cellulose pour
commencer puis en acétate et tri acétate de cellulose. La mise au point de la
technique de prise de vue cinématographique fut longue et parmi les difficultés
qui durent être surmontées, la première fut la possibilité de photographier
successivement un grand nombre d’images présentant des sujets en action,
décalés légèrement d’une vue à l’autre. Le paradoxe qui me conduit à écrire cet
article est que certains « cinéastes » se sont mis à réaliser des
films en oubliant l’histoire du support qu’ils avaient entre les mains, en
abandonnant le matériel de prise de vue, la caméra, et en effaçant, le plus
souvent, la couche photo sensible qui devait permettre cette prise de vue, pour
ne conserver que la bande souple perforée et créer des images dessinées ou
peintes une à une, dans la tradition d’Emile Reynaud. Mais qu’est-ce qui poussa
ces artistes à adopter cette technique digne des détourneurs d’images, des
bricoleurs et autres expérimentateurs de tout poil ?
Qui fut le
premier à tenter de réaliser ces « peintures sur celluloïd » ?
Le Néo-Zélandais Len Lye entreprit son premier dessin
animé non figuratif en 1928 (Tusalava) mais avec la technique
traditionnelle de l’animation. Auparavant, Viking Eggeling a fabriqué, en 1921,
son « Horizontal-Vertikal Orchestra », suivi de la « Diagonal
Symphonie » (en 1923), Richter a animé des formes dadaïstes et
Fishinger a ouvert les voies de la musico-ciné-peinture. Tous travaux relevant
de l’expérimentation et du non-conformisme mais n’ayant pas de relation directe
avec le cinéma sans caméra. Le rapport est l’attrait exercé par la recherche
picturale abstraite liée au mouvement au rythme et à la musique. Ensuite, Len
Lye réalisa, en 1935, Colour Box, une expérience de cinéma sans
caméra où il synchronise rythmes musicaux et dessins directs sur pellicule. Le
film gagna un grand prix au festival international de Bruxelles. L’artiste
était influencé par l’art moderne et l’art tribal primitif. Il s’intéressait
ainsi à l’art maori, aborigène et polynésien.
Colour Box (Len Lye, 1935)
Oskar Fishinger, contemporain du Bauhaus, de Walter Ruttman
et de Hans Richter, a eu une grande influence, par ses recherches plastiques et
sonores, sur Norman McLaren. Le peintre étudia la possibilité de créer la
peinture en mouvement par le biais du cinéma. Il créa un appareil pour réaliser
des films abstraits expérimentaux. Il fallait placer un conglomérat de cires
colorées en forme de parallélépipède sur une sorte d’affûteuse dont la lame
agissait en tournant. La caméra dont l’obturateur était synchronisé avec le
mouvement de la lame était montée face à cet assemblage. De cette façon, on
pouvait filmer, taille après taille, les aspects changeants, tracés par les
veinures à l’intérieur du bloc de cire.
Norman McLaren
Concernant la possibilité de reproduction du son
synthétique sur pellicule, L. Moholy Nagy aborda la question dans deux articles
publiés en Allemagne et en Hollande. Plus tard, le théoricien allemand Ernest
Toch suggéra l’écriture directe du son sans le musicien, etc.
Mais c’est le Suisse Rudolf Pfenninger qui le premier
influença McLaren avec le film Toenende Handschrift (L’Ecriture
sonore). Celui-ci se composait d’une description de son système pour
photographier un dessin en dents de scie sur la surface d’une bande son. Et
d’un film d’animation avec une bande son synthétique.
En réalité la recherche de ces artistes cinéastes était
plus dans la « mise en mouvement » des formes inertes, dans la
recherche sur le mouvement que dans la recréation du mouvement. Nous sommes avec
cette technique (ou ces techniques) dans deux problématiques différentes. Emile
Reynaud avait bien recréé le mouvement avec des dessins animés alors que les
cinéastes expérimentaux précédemment cités avaient élu le mouvement comme sujet
de leurs travaux artistiques. Len Lye déclarait, durant ses études à
Wellington : « … J’avais mon sujet favori, c’était le mouvement.
J’inventait sans cesse mes propres exercices pour ce genre de
développement ».
Norman McLaren en tant que bricoleur de génie se situe,
à mon avis, entre les deux et c’est peut-être la raison pour laquelle il est le
plus connu, le plus populaire. Norman McLaren fut influencé par les artistes
surréalistes, en général, par Oskar Fischinger, par Len Lye mais aussi par les
cinéastes d’animation Emile Cohl et Alexeieff et par les cinéastes soviétiques
Poudovkine et Eisenstein. On peut considérer qu’il était cinéaste dans l’âme.
Colour Box
de Len Lye fut-il le premier film dessiné directement sur pellicule ? Oui
si on ne tient pas compte d’un film réalisé par Norman McLaren en 1933 perdu
depuis et surtout, si l’on oublie La Revanche des esprits (1911)
d’Emile Cohl réalisé avec du « grattage » sur pellicule.
Parmi les artistes/cinéastes ayant travaillé
directement sur la pellicule, on peut citer :
- L’Américain Harry Smith, sorte d’alchimiste cinéaste qui
a réalisé une œuvre unique en perpétuelle évolution dans laquelle des morceaux
furent peints sur pellicule (en 1939) – d’après G. Bendazzi.
Pierre Hébert (au centre)
- A l’ONF, Pierre Hébert réalisa plusieurs films sans caméra :
Histoire verte et Histoire d'une bébite (1962), Op Hop -
Hop Op (1966), construit à partir de répétitions combinatoires de
séries d'images. En 1982, Pierre Hébert réalisa Souvenirs de guerre,
une histoire antimilitariste dont la majeure partie est gravée sur pellicule.
- Raymond Brousseau : a gravé deux
films axés sur l'abstraction géométrique (Dimension soleils,
1970 et Points de suspension, 1971).
- André Leduc a dessiné sur pellicule La
Bague du tout nu (1974).
- En 1985 Solveig von Kleist réalisa un film de 5
minutes en 35 mm : Criminal Tango. C’est une des rares
illustrations d’animation sur pellicule par grattage, à des fins narratives.
L’auteur gratta ses dessins avec une aiguille à coudre et pour les décors
devant être reproduits, elle utilisa du papier stencil.
Criminal Tango (Solveig von
Kleist, 1985)
- Caroline Leaf réalisa de la gravure sur pellicule 35
mm monochrome avec I met a man en 1978 (1 minute) et Entre deux sœurs en
1990 - sur pellicule 70 mm couleur, 10 minutes. Le film était ensuite
réenregistré avec une caméra 35 mm (format plus « maniable »). Avec Entre
deux sœurs, Caroline Leaf atteint une finesse de gravure exceptionnelle.
Caroline Leaf
- Quelques cinéastes
indépendants canadiens, dont Richard Reeves (Linear Dreams,
1996) et Steven Woloshen (Cameras Take Five, 2003), ont
acquis une solide réputation grâce à leurs films animés sans caméra.
- Dans le milieu du cinéma d’amateur, un collectionneur
cinéaste de talent réalisa directement sur pellicule des histoires inédites
créées entre autres avec les personnages de Forton, Les Pieds Nickelés. Il
s’agissait de René Charles et je lui
consacrai un article dans la revue Infos-Ciné (numéro 52, décembre 2002). René
Charles réalisa 16 films dessinés directement sur pellicule 35 mm allant de 5 à
15 minutes.
Between two sisters (Caroline
Leaf, 1990)
Films de Norman McLaren réalisés
sans caméra
L’auteur présente lui-même ses
films comme étant expérimentaux. Les quelques commentaires qui parsèment cette
filmographie sont propres à l’auteur de l’article et donc totalement subjectifs.
Les notes techniques sont, pour une grande part, issues des commentaires
accompagnant les films du coffret « L’Intégrale de Norman McLaren »[1].
1938 : Love on the wing, 35 mm couleur (système Dufaycolor), 4’27’’ :
métamorphose de dessins à la plume et à l’encre de Chine sur pellicule transparente
35 mm. Fonds filmés sur banc d’animation à plans multiples, en panoramique
horizontal.
1939 : NBC Valentine greeting, 35 mm, noir et blanc, 1’52’’ : dessins à la
plume et à l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Inversion au
tirage (dessin blanc sur fond noir).
A l’instar de Fantasmagorie d’Emile
Cohl, il a en germe toute l’œuvre de McLaren dans ce film
« primitif ».
1939 : Scherzo, 35 mm couleur, 1’25’’ : images et sons dessinés
à l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Couleurs ajoutées au
tirage.
1940 : Boogie Doodle, 35 mm couleur, 3’18’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Couleurs ajoutées au tirage.
1940 : Loops (Boucles), 35 mm couleur, 2’39’’ : images et sons dessinés
à l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Couleurs ajoutées au
tirage.
1940 : Spook sport, 35 mm couleur, 7’52’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Fonds filmés sur banc
d’animation à plans multiples, en panoramique horizontal. Fonds filmés au zoom
avec travelling (superpositions continues). Couleurs ajoutées au tirage.
Réalisé en collaboration avec Mary-Ellen Bute.
1940 : Stars and stripes (Etoiles et bandes), 35 mm couleur, 2’17’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Couleurs ajoutées au tirage.
Le drapeau américain est à l’évidence le sujet du film,
avec sa musique militaire, ses feux d’artifices qui ressemblent à des
explosions d’obus.
Le sujet est dans le titre, pourquoi ne pas en
profiter ? (N. McLaren).
1941 : Mail early, 35 mm couleur, 1’44’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Fonds filmés sur banc
d’animation à plans multiples en travelling.
1941 : V for Victory, 35 mm couleur, 2’04’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Couleurs ajoutées au tirage.
Le message du film était de faire vendre des bons de la
victoire.
1942 : Hen Hop, 35 mm couleur, 3’39’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Couleurs ajoutées au tirage.
Un film savoureux, frais, drôle et au rythme soutenu.
1942 : 5 for 4, 35 mm couleur, 2’52’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Fonds filmés sur banc
d’animation à plans multiples, en panoramique horizontal. Couleurs ajoutées au
tirage.
1943 : Dollar dance, 35 mm couleur, 4’05’’ : métamorphose de dessins
à la plume et à l’encre de Chine sur pellicule transparente 35 mm. Fonds filmés
au zoom avec travelling (superpositions continues). Fonds de nuages en papiers
découpés filmés sur banc d’animation à plans multiples, en panoramique
horizontal. Couleurs ajoutées au tirage.
1946 : Hoppity Pop, 35 mm couleur, 1’47’’ : dessins à la plume et à
l’encre de Chine sur trois bandes de pellicule transparente. Ces trois bandes
ont été combinées au tirage. Couleurs ajoutées au tirage.
Les configurations abstraites sont tracées directement
sur pellicule, en synchronisation avec de la musique d’un orgue de Barbarie.
Il y a déjà, derrière cela, Emile Cohl et aussi Félix
le Chat. Comment donner de la vie et de l’humour à des formes
géométriques ?
1947 : Fiddle-de-dee, 35 mm couleur, 3’33’’ : animation de peinture
appliquée en longueur et cadre par cadre sur pellicule transparente 35 mm.
Les éléments sont dessinés peints et grattés au son de
la musique d’un violoneux, Eugène Desormeaux.
Il s’agit d’une danse, parfaitement en phase avec la
musique, exécutée par des formes et des couleurs. Le rythme est enlevé et on ne
s’ennuie pas une seconde.
1949 : Begone dull care (Caprice en couleurs), 35 mm couleur, 7’48’’ : peinture appliquée en
longueur et cadre par cadre sur pellicule transparente 35 mm. Gravure sur
pellicule noire 35 mm.
Trois pièces de jazz du trio d’Oskar Peterson, éléments
visuels peints, dessinés et gravés sur pellicule par Norman McLaren et Evelyn
Lambart.
Les signes, les formes, les taches et les couleurs sont
en parfaite harmonie avec la musique de Peterson.
1955 : Blinkity blank, 35 mm couleur, 5’15’’ : Jeu sur la
« persistance de la vision » et « l’après-image » dans la
rétine de l’œil. Les images sont gravées et coloriées sur une pellicule noire
opaque, avec une musique en partie improvisée de Maurice Blackburn.
Un feu d’artifice, tendre et délicat allié à une très
grande maîtrise technique font de ce film un joyau et un des chefs-d’œuvre de
l’histoire du cinéma. La très belle musique de Maurice Blackburn et les images
de McLaren sont en totale harmonie. Avec Blinkity blank, on atteint
le « Cinéma total » et on peut dire que la musique est interprétée
par un orchestre rassemblant quatre instruments à vent, un violoncelle, de la
musique synthétique et des images gravées sur fond noir.
1956 : Rythmetic, 35 mm couleur, 9’35’’ : animation de chiffres
blancs découpés sur fond noir. Il s’agit d’une collaboration de Norman McLaren
et d’Evelyn Lambart et le son est gravé directement sur la pellicule.
1959 : Short and suite, 35 mm couleur, 4’47’’ : formes grattées, gravées
et dessinées sur une musique de jazz de Eldon Rathburn.
Ce film possède une grande maîtrise de la forme, du
rythme et du mouvement, je dirais presque au service de la musique.
1959 : Serenal, 16 mm couleur, 4’00’’ : McLaren utilise une
foreuse pneumatique pour inscrire ou graver directement sur pellicule opaque la
représentation des rythmes d’un orchestre populaire des Antilles. Il se sert
d’un graveur comparable à celui dont se servent les graveurs forains.
Projetés dans une salle très obscure où l’on ne distinguait
même plus l’écran, les signes blancs que faisait jaillir, par intermittence, le
projecteur, ont vivement impressionné les spectateurs.
Les images sont répétitives et relativement ternes dans
la première moitié du film. Elles deviennent sobres et splendides dans la
seconde moitié.
1959 : Mail early for Christmas, 16 mm couleur, 40’’ : message de Noël du bureau de
poste gravé sur la pellicule noire à l’aide d’un graveur. Le coloriage est
effectué à la main. La musique est d’Eldon Rathburn. Ce message nous adresse
quelques « implosions » subliminales de lettrage gratté à la main.
1960 : Lines vertical (Lignes verticales), 35 mm couleur, 5’50’’ : gravure sur pellicule
noire 35 mm. Couleurs ajoutées au tirage.
Longs traits gravés à l’aide d’un stylet et d’une règle
sur pellicule noire 35 mm. La couleur de fond est ajoutée par un procédé
optique. La musique, composée et interprétée par Maurice Blackburn, sur un
piano électrique, est incorporée en dernier.
1961 : New-York Ligntboard, 16 mm noir et blanc et muet, 8’59’’ : dessins à
la plume et à l’encre de Chine sur pellicule transparent 35 mm. Feuilletoscope
dessiné au stylo feutre.
Il s’agit d’une publicité touristique pour le Canada
affichée sur le grand panneau lumineux de Time square à New-York.
1962 : Lines horizontal (Lignes horizontales), 35 mm couleur, 5’50’’ : rotation de 90° des
lignes en noir et blanc du film Lignes verticales. Couleurs
ajoutées au tirage.
La musique est de Peter Seeger, ce qui peut rappeler
quelques souvenirs pour certains.
1965 : Mosaïc (Mosaïque), 35 mm couleur, 5’28’’ : copies noir et blanc de Lignes
verticales et Lignes horizontales superposées
optiquement. Couleurs ajoutées au tirage. Scintillements de couleurs. Son gravé
sur pellicule noire 35 mm. Réverbération ajoutée lors de l’enregistrement.
Sources : Document festival d’Annecy 1983 –
Mystère d’un cinéma instrumental par André Martin - Document festival d’Annecy
1963 – Notes et documentation rassemblés par Sophie Bataille – Norman McLaren,
précurseur des nouvelles images par Alfio Bastiancich, Dreamland 1997 – Le Film
d’animation, Giannalberto Bendazzi, La Pensée sauvage/JICA – L’Intégrale de
Norman McLaren en DVD.
Ciné-fiche : Blinkity Blank. – 1955 - 1 page : 28 x 21,5 cm
Ciné-fiche du film Blinkity Blank, réalisé par Norman McLaren en 1955. Le document propose une brève présentation du film, des motifs développés, des techniques utilisées, ainsi qu'un générique. Le document est en français.
Publié avec l’accord de Robi
Egler, Les Ateliers de cinéma d’animation, éditions AAA-Animagination.
[1] Norman McLaren l’intégrale, coffret de sept DVD et un
livret édité par le National Film Board of Canad (Office Nationale du Film du
Canada). En vente notamment chez Heeza.
(Article publié dans Cinéscopie n°12 - décembre 2008)
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